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Le Sri Lanka face à ses vieux démons : la crise en quatre questions

L'ancien président sri-lankais Mahinda Rajapaksa a été nommé Premier ministre le 27 octobre 2018. (Source : The Print)
L'ancien président sri-lankais Mahinda Rajapaksa a été nommé Premier ministre le 27 octobre 2018. (Source : The Print)
Au printemps 2019, cela fera dix ans que le Sri Lanka est en paix. Pourtant, l’ancienne Ceylan subit une crise politique majeure depuis début octobre. Le président Mathripala Sirisena a démis son Premier ministre et allié politique Ranil Wickremesinghe, pour le remplacer par son ancien mentor et ennemi Mahinda Rajapaksa, le bourreau de la fin d’une guerre civile de 25 ans. La crise est devenue institutionnelle à partir du moment où Wickremesinghe a refusé de quitter ses fonctions. Des élections anticipées sont prévues en début d’année. Comment comprendre les enjeux de la crise ? A qui profite-t-elle ? Comment en sortir ? La cohésion nationale est-elle de nouveau menacée ?
Cela fait déjà un mois que le Sri Lanka nage en pleine cacophonie politique. Et cela ne s’arrange pas. Le parlement est devenu ces derniers jours l’arène d’un pugilat consternant dans cette île luxuriante de l’océan Indien, au sens primaire du terme. En effet, l’Assemblée nationale aux 225 députés met volontiers aux prises, dans une chorégraphie aussi savoureuse que le ton des échanges verbaux est fleuri, des cohortes de vaillants gladiateurs élus par le peuple et désireux d’en découdre avec le camp adverse. Si possible devant les caméras de la télévision nationale et les objectifs des correspondants étrangers, stupéfaits d’immortaliser ces pantomimes cocasses pour une opinion publique internationale soudain à nouveau « intéressée » par les affaires sri-lankaises.
*Le 23 novembre, un attentat contre le consulat général de Chine à Karachi a fait 7 morts. **Le 20 novembre, un attentat-suicide a fait plus de 60 victimes dans le centre de Kaboul.
Non pas que l’actualité en Asie du Sud ait été d’une quelconque indigence ces derniers mois : la situation politique sensible dans l’archipel voisin des Maldives, la fébrilité permanente au Pakistan*, les incidences diverses de la crise des Rohingyas pour le Bangladesh et sa turbulente voisine birmane – sans parler bien sûr du chaos meurtrissant sans relâche le quotidien des 35 millions d’Afghans**… Autant d’événements qui ont maintenu les observateurs du sous-continent indien dans un état de veille interdisant tout assoupissement.
* »Le Sri Lanka est au bord de l’anarchie économique et du chaos comme jamais auparavant », déplorait il y a quelques jours le ministre des Finances du gouvernement Wickremesinghe. **Dépréciation spectaculaire de la devise sri-lankaise depuis le début de la crise, alors que le FMI décrétait le 21 novembre suspendre le décaissement d’une tranche de crédit accordé en 2016, du fait des événements en cours. ***En témoigne le tweet du 9 novembre du Département d’État à Washington : « Les États-Unis sont profondément préoccupés par la nouvelle de la dissolution du Parlement sri-lankais, qui aggravera encore la crise politique (…). »
Le Sri-Lanka glisse à l’évidence dans une authentique crise institutionnelle à l’évolution préoccupante : l’ordre public est menacé, l’image extérieure du pays en pâtit, tout comme l’économie* et les finances**, sans parler de l’équilibre ethnico-religieux si fragile dans le pays. Mais quelle mouche a bien pu piquer le président Sirisena pour agir aussi maladroitement ? Que n’a-t-il attendu tranquillement janvier 2020 et le prochain scrutin présidentiel ? À l’étonnement initial a depuis lors succédé une franche inquiétude. Non seulement à Colombo, Kandy, Galle ou Jaffna, mais également à New Delhi et à Pékin, capitales asiatiques rivales aux desseins contraires pour ce qui est du présent et du futur de cette ancienne colonie britannique indépendante depuis 70 ans cette année. L’inquiétude se propage bien au-delà, jusqu’à Washington***.

A qui profite le crime ?

*Notamment pour les conditions dans lesquelles intervient au printemps 2009 la fin de la guerre ethnico-religieuse opposant le gouvernement de Rajapaksa et ses forces armées aux séparatistes tamouls du Liberation Tigers of Tamil Eelam (LTTE). Plusieurs milliers de civils sont morts dans les dernières semaines d’un conflit débuté en 1983, en fuyant du côté de Colombo ou en mourant dans le « bouclier humain » d’innocents mis en place par le LTTE dans une résistance désespérée à l’assaut final.
Dans cette nation insulaire aux profonds clivages partisans, ethniques et religieux, la réponse varie d’un interlocuteur à l’autre. Pour l’observateur dépassionné extérieur à la région, le constat est plus direct : cette nouvelle crise politique ne profite à personne. De décisions hasardeuses en égarements, le président Sirisena a vu son crédit auprès de ses administrés comme de l’étranger s’éroder fortement lors du mois écoulé. Sa légitimité populaire et ses espoirs de réélection en janvier 2020 ont peut-être accusé quelques coups de canif rédhibitoires. Quant au « revenant » controversé, l’ancien chef de l’État entre 2005 et 2015, Mahinda Rajapaksa, il a certes été nommé chef du gouvernement le 26 octobre. Mais les conditions surprenantes de sa nomination additionnées à son discrédit hors de l’île* et auprès de certaines minorités sri-lankaises, tamoules et musulmanes notamment, ont fait des ravages. Quatre semaines après son retour aux affaires, pas une capitale étrangère occidentale n’a encore daigné reconnaître la légalité ni la légitimité de son gouvernement.
Que dire du Premier ministre démis de ses fonctions, Ranil Wickremesinghe ? Il profite toujours du soutien d’une majorité de parlementaires à l’Assemblée nationale et continue d’occuper le siège du gouvernement, protégé par une foule de partisans. Ces dernières années, il connaissait bien des difficultés à composer avec le président de la République. Mais les événements en cours ne lui garantissent pas forcément un retour profitable, surtout s’il s’arc-boute avec trop de véhémence et d’assurance sur de possibles prétentions de « sauveur de la nation en péril ».

Quel avenir pour la cohésion nationale ?

*L’attentat à Anuradhapura en mai 1985 a fait 146 morts; 172 victimes à Palliyagodella en octobre 1992; 91 tués à Colombo dans l’attentat visant la Banque centrale; ou encore 103 morts en octobre 2006 dans l’attentat-suicide contre un bus de Matale.
Jusqu’à présent, ce mois de crise politique et de gesticulations n’a pas versé dans le désordre et la violence entre camps rivaux, pourtant craints fin octobre. Une seule victime est à déplorer, pour l’instant : un manifestant a été tué par le garde du corps d’un ministre limogé le 28 octobre dernier. Un bilan comptable presque « rassurant » au regard du niveau de violence politique fréquemment observé dans le pays : de l’insurrection du JVP, groupe armé indépendantiste et marxiste-léniniste, dans les années 1970 et 80 aux 100 000 morts de la guerre civile (1983-2009), sans oublier les innombrables attentats meurtriers attribués aux Tigres Tamouls*.
*Depuis un quart de siècle, l’auteur est un visiteur régulier du Sri Lanka, y compris durant la guerre civile.
Bien évidemment, dans les rues de Colombo, de Kandy, de Matale ou de Mannar, la tension est palpable, visible. Les camps politiques rivaux s’observent en chiens de faïence, prêts à en découdre à la moindre provocation. Pour les forces de l’ordre comme pour l’homme de la rue, il est difficile de comprendre qui est en charge de quoi et pour combien de temps, qui est légitime ou ne l’est plus – du président Sirisena aux deux Premiers ministres. Cela ne contribue guère à apaiser les esprits, à agir sereinement. Les forces de sécurité font pour l’heure montre d’une retenue qu’il s’agit de souligner. Ce qui n’a pas toujours été le cas loin s’en faut en pareille circonstance, dans un passé pas si lointain*. Cependant, la prudence est de mise, vu la confusion du moment et la volatilité proverbiale des acteurs en présence, à commencer par le fantasque, autoritaire et très influent Mahinda Rajapaksa.

Une solution honorable pour tous et équitable est-elle envisageable ?

Avec un an et demi d’avance sur le calendrier, le chef de l’État et son « Premier ministre n°2 » (Mahinda Rajapaksa) ont souhaité programmer en janvier prochain des élections législatives afin de disposer d’une majorité dans l’hémicycle. Ce qu’ils ne possèdent pas, malgré un activisme et quelques procédés retors pour débaucher des parlementaires du camp opposé. Rappelons le paradoxe de ce binôme exécutif de circonstance : après avoir été ministre de la Santé de l’administration Rajapaksa, Sirisena s’est présenté au scrutin présidentiel de 2015 contre le même Rajapksa, et a remporté l’élection au nez et à la barbe de son mentor.
Ces législatives anticipées sont-elles la bonne solution à la crise actuelle ? Rien n’est moins sûr dans ce pays épris de scrutins démocratiques mais où la bonne gouvernance et l’éthique ne sont pas forcément à leur pinacle, où les manœuvres politiques, la corruption, les fraudes et intimidations sont des réalités très familières, où l’acceptation du verdict des urnes par le candidat perdant reste problématique. La recherche d’un consensus politique acceptable pour tous et soutenu par des acteurs extérieurs influents (Inde, Chine, États-Unis) reste une option préférable entre toutes. Mais elle est aujourd’hui loin d’être évidente et garantie.

Au printemps prochain, une décennie de paix au Sri Lanka ?

Fin mai 2019, dans un semestre, l’ancienne Ceylan célébrera sa dixième année de paix, sa première décennie depuis bien longtemps préservée de combats, d’hostilités violentes et insurrectionnelles dans le Nord et l’Est, d’attentats aveugles et meurtriers au cœur de ses grands centres urbains. Si la reconstruction nationale se porte plutôt bien – sur les plans matériels et économiques notamment, la « réconciliation nationale » et la concorde entre les différentes communautés ethniques et religieuses sont aux abonnés absents.
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Le maëlstrom politique de cet automne laisse planer un doute sur la paix au printemps. L’inquiétude vient, entre autres, du retour au premier plan de Mahinda Rajapaksa, personnalité certes admirée pour avoir mis fin à 25 ans de guerre civile mais aussi détestée par une frange de la population, plus circonspecte sur ses intentions vis-à-vis des minorités et de l’état de droit. Pourtant, une majorité de Sri-Lankais serait soulager de célébrer sereinement cette décennie sans guerre.

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A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Que faire avec la Corée ? Subir, honnir ou punir ? » (NUVIS, 2019) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.