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L’ASEAN est-elle soluble dans "l'Indo-Pacifique" ?

Le Premier ministre indien Narendra Modi joue au cerf-volant avec le président indonésien Joko Widodo à Jakarta le 31 mai 2018, lors de sa première visite d'État en Indonésie. (Source : DNA INDIA)
Le Premier ministre indien Narendra Modi joue au cerf-volant avec le président indonésien Joko Widodo à Jakarta le 31 mai 2018, lors de sa première visite d'État en Indonésie. (Source : DNA INDIA)
« Indo-Pacifique » contre « Routes et ceinture ». C’est à concepts tirés que s’affrontent Washington et Pékin depuis l’arrivée de Xi Jinping et Donald Trump à la tête des deux premières économies du monde. Vaste région réunie par les eaux chaudes des océans Indien et Pacifique telle que décrite par les manuels de sciences naturelles, « l’Indo-Pacifique » est devenue une notion stratégique pour Tokyo, Canberra et New Delhi, avant d’être reprise par l’administration américaine au dernier forum de Shangri-La sur la sécurité en Asie. Les militaires chinois y ont immédiatement vu un nouveau tigre de papier. Goutte d’eau face aux milliards de yuans des « Nouvelles Routes de la soie » chinoises, ou véritable arme idéologique ? Ce qui est sûr, c’est que les premiers concernés n’ont guère participé au débat. Les dix membres de l’ASEAN n’ont pas trouvé de position commune sur le sujet.
Le terme d’Indo-Pacifique est loin d’être une nouveauté. Il est apparu dès 2007 dans le discours du Premier ministre japonais Shinzo Abe devant le parlement indien. Toutefois, le concept d’Asie-Pacifique restait dominant. Le changement d’environnement stratégique en Asie l’a remis au goût du jour. En effet, la présence chinoise se fait de plus en plus forte dans les océans Indien et Pacifique : sa politique des routes maritimes de la soie l’a conduite à financer des infrastructures portuaires en Birmanie, au Pakistan et au Sri Lanka, pays dans lesquel la Chine a pris le contrôle d’un port pour 99 ans. De même, la pression chinoise s’est accentuée en mer de Chine méridionale avec la militarisation d’îlots qui pourrait entraver la circulation des navires marchands.

« L’Indo-Pacifique », combien de définitions ?

Cette nouvelle donne stratégique a fait de « l’Indo-Pacifique » la pierre angulaire du discours de nombreux États sur l’Asie depuis un an. Un discours parfois écrit à plusieurs mains. Entre avril et décembre 2017, ce sont le Japon, l’Australie et les États-Unis qui ont tracé les premières lignes directrices de cette vision « Indo-Pacifique » du monde. Sans le théoriser, d’autres pays ont repris ce terme pour l’intégrer à leur discours stratégique, à l’instar de la France et de la plupart des pays d’Asie du Sud-Est. En juin 2018, lors du Shangri-La Dialogue, le Premier ministre indien Narendra Modi a donné une définition indienne assez précise de sa vision de « l’Indo-Pacifique ». Pour le reste, le concept demeure encore assez flou.
*K. Chongkittavorn, « ASEAN’s Role in the US Indo-Pacific Strategy », in Asia Pacific Bulletin, East-West Center, 27 juin 2018.
Comme le constate Kavi Chongkittavorn, même Washington chercherait à noyer le poisson. Depuis la première utilisation du concept de Free and Open Indopacific (FOIP) lors du discours de Donald Trump à Da Nang au Vietnam, explique ce chercheur à l’institut des études internationales de l’Université Chulalongkorn à Bangkok, les États-Unis n’ont toujours pas clairement exprimé ce qu’ils entendaient par cela.*

La Chine dans le collimateur

*J. Lee, « The « Free and Open-Indopacific » and Implications for ASEAN », in Trends in Southeast Asia, Insitute for Southeast Asian Studies, Singapour, juin 2018.
Or, le FOIP est également repris par l’Australie et le Japon qui en dressent mieux les contours. La stratégie indo-pacifique de ces trois pays peut se définir comme la volonté de faire respecter un ordre démocratique et libéral et le droit international dans la région afin d’assurer la libre circulation des marchandises, la continuité des lignes maritimes de communication et la stabilité politique. En toile de fond, se dessine donc l’idée de contrer l’hégémonie chinoise sans pour autant s’opposer frontalement à Pékin. D’ailleurs, seuls les États-Unis nomment explicitement leurs adversaires, à savoir la Chine et la Russie*, à la différence du Japon, de l’Australie ou de l’Inde. New Delhi milite pour un Free Open and Inclusive Indo-Pacific (FOIIP) ne devant exclure aucun acteur.
Par sa position géographique et son poids économique (2 500 milliards de dollars de PIB en 2018), l’ASEAN devrait être au cœur des stratégies indo-pacifiques. Les diplomates américains, australiens et japonais se pressent dans les capitales sud-est asiatiques pour présenter leur politique et essayer de les rallier à leur cause. En mars dernier, Julie Bishop, la ministre australienne des Affaires étrangères, prononçait un discours intitulé « L’ASEAN, où le centre de l’Indo-Pacifique ». En août, le Secrétaire d’État américain Mike Pompeo s’est rendu à Kuala Lumpur, Singapour et Jakarta pour plaider lui aussi la cause, promettant à ses homologues de l’ASEAN 300 millions de dollars d’investissements américains dans le domaine de la sécurité en Asie du Sud-Est. Seul pays à ne pas avoir accès à la mer de l’ASEAN, même le Laos a eu droit à la visite d’un représentant du Secrétariat d’Etat américain.

Le silence de l’ASEAN

Pour l’instant, ces efforts ne sont que des coups d’épée dans l’eau. Le sujet n’a donné lieu à aucune déclaration du secrétariat de l’organisation régionale sur le sujet. Pour le journaliste et universitaire singapourien Bilahari Kausikan, l’ASEAN se retrouve un peu comme la poule devant le couteau. Elle ne sait pas quoi faire d’un concept qui n’a pas de définition claire. En tous cas, pas de définition commune, puisque visiblement chacun a sa petite idée sur le sujet. Selon l’agence de presse laotienne, « l’Indo-Pacifique » est un système dans lequel « les pays sont libres de protéger leur souveraineté, de poursuivre des politiques de bonne gouvernance, de transparence et de lutte contre la corruption, en restant ouverts au commerce et aux investissements ».
Aux yeux du président indonésien Joko Widodo, cette stratégie doit permettre de promouvoir l’ASEAN, en s’appuyant sur les forums régionaux déjà existant et incluant la Chine. C’est d’ailleurs l’Indonésie qui est la plus prolixe sur le sujet. Jakarta milite pour que l’ASEAN s’empare de l’affaire. La ministre indonésienne des Affaires étrangères a ainsi demandé en août dernier la réunion d’urgence de ses homologues régionaux afin d’établir une position commune sur l’Indo-Pacifique. Elle attend, toujours leur réponse.

ASEAN et Indo-Pacifique, une intégration impossible ?

Au-delà de l’absence de définition claire, le scepticisme de l’ASEAN s’explique aussi par la perte de crédibilité des États-Unis de Donald Trump auprès des États-membres de l’organisation. Cette perte de confiance dans la vision américaine d’un Free and Open Indo-Pacific remonte à janvier 2017 et à la décision du président américain de se retirer du Partenariat transpacifique (TPP). Signé deux ans plus tôt, l’accord commercial suggéré par les États-Unis d’Obama avait reçu l’adhésion de Bruneï, de la Malaisie, de Singapour et du Vietnam. Après avoir ainsi sabordé un tel partenariat économique, comment Donald Trump peut-il convaincre sur un Indo-Pacifique libre et ouvert ?
De même, les objectifs à peine déguisés d’un concept destiné à contrer les visées hégémoniques chinoises dans la région, indisposent les membres de l’ASEAN. Même si certains ont des contentieux avec la Chine, comme le Vietnam en mer de Chine méridionale, cela ne signifie pas pour autant qu’ils souhaitent contenir l’influence de Pékin. Quand bien même elle souhaiterait, l’ASEAN pourrait-elle se le permettre ? La Chine étant le premier partenaire économique de l’organisation régionale, ses membres cherchent avant tout à apaiser les tensions tout en coopérant avec son puissant voisin. En témoignent les premiers exercices maritimes conjoints entre les flottes des membres de l’association et les navires chinois le 22 octobre dernier.

Recherche du consensus et jeu de go

Ce manque d’implication est également lié à l’histoire de l’organisation régionale. Créée durant la Guerre froide, l’ASEAN repose sur la neutralité de ses membres. Si la théorie du non-alignement n’est pas un élément central de la charte 2007 de l’organisation, la pratique diplomatique de neutralité demeure. Américains, Australiens et Japonais ont une vision plus musclée de l’Indo-Pacifique. Une vision en contradiction avec la volonté de non-alignement des dix membres de l’ASEAN. Comme dans beaucoup d’association, l’organisation régionale fonctionne autour du consensus, ce qui ralenti le processus de décision et l’élaboration de politiques communes. Toute décision sur le dossier Indo-Pacifique étant de surcroît rendue improbable, sachant que cette stratégie apparaitra comme anti-chinoise puisque le Cambodge et le Laos sont proches de Pékin.
Par ailleurs, comment participer à ce jeu de go dans les océans, sans bateaux ? Le concept de d’endiguement « Indo-Pacifique » conçu par les Américains repose en grande partie sur la puissance navale. Or la marine est souvent le parent pauvre des forces armées des États-membres de l’Association : leurs capacités de projection restent faibles. Ce qui peut paraître paradoxale pour des États-archipels comme l’Indonésie ou les Philippines, s’explique en partie par l’histoire militaire régionale. Les armées issues de la décolonisation ont été formées soit pour la guerre révolutionnaire soit pour le maintien de l’ordre anti-communiste, avantageant ainsi la branche terrestre. Malgré des efforts de modernisation de leur marine, les États-membres de l’ASEAN ne peuvent pour l’instant pas s’inscrire dans la stratégie maritime promue par les États-Unis ou l’Australie.

Inde et Vietnam

Faut-il pour autant jeter le concept avec l’eau du grand bain ? Si l’ASEAN ne s’est pas encore positionnée dans le débat stratégique sur l’Indo-Pacifique, certains de ses membres, comme l’Indonésie, ont développé leur propre vision sur le sujet. Sachant que la question indo-pacifique est revenue sur le devant de la scène début 2017, le délai est trop court pour un mode décisionnel qui privilégie le consensus. Si toutefois les dissensions internes se poursuivent, la vision indienne pourrait finir par faire l’unanimité en Asie du Sud-Est. New Delhi propose de faire de l’ASEAN le moteur de cette dynamique en s’associant à Canberra et Hanoï, tout en refusant d’exclure la Chine. La proposition pourrait dissiper les principaux doutes des États-membres sur ce concept à cheval sur deux océans.
Par Victor Germain

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A propos de l'auteur
Spécialiste de la Malaisie, Victor Germain est chargé d'études à l'Institut de recherche stratégique de l’École Militaire (IRSEM). Diplômé de Sciences Po Paris en science politique et relations internationales, il a également étudié à l'Universiti of Malaya à Kuala Lumpur. Il est l'auteur d'un mémoire universitaire à l'IEP de Paris sur le populisme dans la politique étrangère de la Malaisie.