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Mer de Chine : le retour sous-marin du Japon

Le Kurama, navire d'escorte de la Force d'auto-défense maritime japonaise
Le Kurama, navire d'escorte de la Force d'auto-défense maritime japonaise, lors d'une revue de la flotte nippone au large de Sagami Bay (préfecture de Kanagawa), le 18 octobre 2015. Au total, 36 vaisseaux japonais accompagnés de navires australiens, indiens, français, sud-coréens et américains ont participé à cette revue navale. (Crédits : AFP PHOTO / Toru YAMANAKA)
C’est un retour des grandes profondeurs qu’opère le Japon en matière de stratégie et de défense. Tokyo souhaitait faire une entrée discrète en mer de Chine du Sud pour éviter de réveiller la fureur du voisin chinois. C’est donc un sous-marin qui mènera les couleurs nippones sur les routes maritimes les plus fréquentées au monde. Comme les observateurs le pressentaient depuis des mois, le Japon entend bien s’impliquer davantage dans les conflits territoriaux animant le quotidien de la mer de Chine méridionale, où Tokyo a perdu toute possession à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Mais loin de prétendre restaurer leur passé impérial, les Japonais assurent vouloir apporter leur aide à plusieurs puissances régionales, de plus en plus inquiètes de voir la Chine gagner du terrain dans l’archipel des îles Spratleys.

Contexte

Après les Philippines, le Japon réfléchit officiellement depuis ce mercredi 16 mars à poursuivre la Chine devant la Court d’arbitrage de La Haye. C’est ce qu’a réclamé le parti libéral démocrate, que dirige le Premier ministre Shinzo Abe, rapporte Reuters. Depuis l’année dernière, Tokyo demande à Pékin de stopper ses activités de forage en mer de Chine orientale, destinées à construire des plates-formes pétrolières et gazières. Ce que les Japonais dénoncent comme une action unilatérale malgré l’accord de 2008 entre les deux puissances pour maintenir une coopération dans l’exploitation des ressources de la zone, où n’existe aucune frontière officielle. La Chine ne l’entend pas ainsi, arguant qu’elle a tous les droits de forer en mer de Chine orientale.

Itinéraire d’un sous-marin

Ce mardi 15 mars 2016, l’armée japonaise a confirmé par communiqué l’envoi imminent d’un « sous-marin d’entraînement » de type Oyashio, escorté par « deux navires d’escorte », des destroyers, en mer de Chine méridionale dans le cadre d’exercices. Ces appareils prendront la direction de la baie de Subic, aux Philippines. Une première depuis 15 ans, selon l’agence Reuters, qui avait eu vent de certains détails de l’opération au cours de la semaine passée, dans le sillage d’informations parues dans la presse japonaise.

Fait notable, les opérations prévoient également une escale dans la baie de Cam Ranh au Vietnam, précisent les Japonais, une première dans l’histoire de leur marine. Mais un officiel nippon interrogé par l’AFP a tenu à préciser que le sous-marin et les deux destroyers « n’iraient pas au Vietnam ». Au total, quelque 500 personnes, dont de nombreux jeunes militaires en formation, participeront à ces exercices, annoncés officiellement entre le 19 mars et le 27 avril. L’un des objectifs affichés par Tokyo ? « Contribuer aux relations amicales et bienveillantes avec les pays de destination des exercices », dixit le communiqué du jour, qui ne précise pas que les deux pays concernés par ces promenades de courtoisie, le Vietnam et les Philippines, sont les puissances sous-régionales les plus hostiles aux activités chinoises en mer de Chine méridionale.

Sur sa route, la caravane japonaise passera vraisemblablement à l’est de l’archipel des îles Paracels, revendiqué par la Chine, Taïwan et le Vietnam, mais contrôlé par Pékin depuis les années 1970. Son périple vers la baie de Subic devrait également la conduire non loin de Scarborough, des hauts-fonds situés dans la zone économique exclusive de 200 milles marins, revendiquée par Manille, mais contrôlée par la Chine depuis 2012.

Pékin agite le passé impérial nippon

Dans les explosives îles Spratleys, au cœur de la mer de Chine entre les territoires du Vietnam et des Philippines, Pékin est en train de peaufiner l’élaboration d’îles artificielles sur des récifs coralliens. Des installations stratégiques – et donc potentiellement militaires malgré les dénégations chinoises -, qui incluent au moins trois pistes d’atterrissage, des ports mais aussi probablement des radars, dont un radar à haute fréquence. « Cela envoie un message. Il est important pour le Japon de montrer sa présence », commentait la semaine passée une source japonaise citée par Reuters sous couvert d’anonymat. Message manifestement reçu à Pékin, puisque l’un des porte-paroles du ministère chinois des Affaires étrangères, Hong Lei, a répondu qu’une telle information invitait son pays à passer en « alerte haute ».

La semaine dernière, le même Hong Lei a d’ailleurs eu beau jeu de le rappeler : si la Chine a de quoi être inquiète, c’est notamment parce que Tokyo a déjà occupé certaines des positions mentionnées plus haut par le passé. Au temps de la Seconde Guerre mondiale, le Japon avait multiplié les bases navales en mer de Chine méridionale. Notamment sur l’île d’Itu Aba, au coeur des Spratleys, ou dans l’archipel des Pratas, juste en dessous de la partie chinoise du continent. A la fin du conflit, les Etats-Unis, nouveau maître du Pacifique avec leur 7e flotte navale, avaient d’ailleurs eux-mêmes fait appel à la Chine voisine, alors nationaliste, pour reprendre certaines de ces positions physiquement. Histoire de contrer toute velléité de retour nippon dans la région.

La révolution chinoise de 1949, en débouchant sur un repli des nationalistes dans l’archipel de Taïwan, avait par la suite conduit la nouvelle Chine populaire à perdre à son tour toutes ces positions, principalement au profit des troupes restées fidèles à Chiang Kai-chek. L’île d’Itu Aba, ou encore l’archipel des Pratas, sont ainsi restés sous le contrôle de la République de Chine (nom officiel de Taïwan), jusqu’à nos jours. Une situation à laquelle Pékin a depuis lors, nous l’avons vu, grandement remédié, en occupant d’autres positions, poussant ses voisins à s’insurger verbalement, voire à lancer des requêtes en droit international, à l’instar de Manille en 2013.

Le « leadership en retrait » des Américains

Force est de constater que l’époque où les Américains s’appuyaient sur la Chine pour contrer le Japon est révolue. Face à la politique sous-régionale de Pékin, qui revendique la quasi intégralité de la mer de Chine du Sud et ne se gêne pas pour y déployer ses intérêts, l’heure est désormais au rapprochement entre anciens rivaux sous l’impulsion des Etats-Unis, qui ont récemment envoyé des avions et des navires dans les Spratleys pour défendre la liberté de vol et de navigation sur place.

Si les Philippines et le Japon partagent chacun, de longue date, un important partenariat militaire avec les Etats-Unis, ces deux nations ont par le passé connu des relations passablement difficiles avec le Vietnam par exemple, pays où règne en maître le Parti communiste depuis la réunification Nord-Sud dans les années 1970. Et à n’en pas douter, sous couvert de rester neutres dans les conflits territoriaux animant le quotidien de la mer de Chine méridionale, les Etats-Unis n’en sont pas moins actifs en sous-main dans ces différents rapprochements.

On pourrait même dire qu’en la matière, M. Obama « leads from behind », selon l’expression consacrée. En juillet dernier, les relations américano-vietnamiennes sont ainsi entrées dans une nouvelle ère, avec la réception du secrétaire général du Parti communiste, le numéro un vietnamien Nguyen Phu Trong, à la Maison Blanche. Et lors d’une visite à Hô-Chi-Minh-Ville cette année, le secrétaire à la Défense Ashton Carter a pour sa part proposé de faciliter davantage les ventes d’armes létales au Vietnam, dont les achats militaires ont littéralement flambé ces dernières années.

De son côté, le commandant de la 7e flotte américaine, le vice-amiral Joseph Aucoin, a joué sa partition en proposant le 5 mars dernier, en présence de représentants des principaux pays intéressés, d’aller vers une « coopération trilatérale«  renforcée entre les Philippines, les Etats-Unis et le Japon. L’Amérique d’Obama pourrait par ailleurs accentuer cette tendance en renforçant sa présence militaire dans les eaux de Canberra, chez l’allié australien qui fait la part belle à la situation régionale dans son dernier Livre blanc de la défense. Les représentants américains ont ainsi suggéré, à l’occasion d’une visite militaire récente à Darwin, le développement d’une coopération militaire accrue, « permanente », notamment entre les alliés japonais et australiens.

« Surveillance conjointe »

De quoi mieux comprendre une autre information parue cette semaine, concernant elle aussi un sous-marin japonais en partance pour le Sud en cette mi-mars. L’engin Soryu, accompagné de deux frégates militaires, participera en effet – là aussi en avril – à des manoeuvres avec la marine australienne au large de Sydney, a annoncé jeudi dernier le ministère japonais de la Défense. Certes, la concurrence fait rage entre les Nippons et la France pour remporter un important contrat de renouvellement de la flotte des sous-marins australiens. Mais l’ambassade japonaise à Paris précise que ces manoeuvres font suite à une réunion ministérielle organisée en octobre dernier entre Canberra et Tokyo, au cours de laquelle il fut décidé de renforcer la coopération militaire entre les deux pays.

Autrefois adversaires potentiels voire ennemis avérés en mer de Chine méridionale, des pays comme les Philippines, le Vietnam, le Japon voire l’Australie, tentent donc désormais de plus en plus ouvertement d’unir leurs capacités pour effectuer des patrouilles en mer, surveiller les activités chinoises, et au fond, empêcher Pékin d’installer sa souveraineté en mer de Chine du Sud à travers une patiente « stratégie du fait accompli ». Une stratégie chinoise qui consiste à faire la preuve graduelle de son administration de territoires contestés dans les faits (patrouilles, opérations de sauvetage en mer, contrôle des activités de pêche, contre-piraterie, ou présence humaine pérennisée sur d’anciens terra nullius, ces « territoires sans maître » du point de vue du droit international).

Récemment, le Japon, lui-même plutôt habile lorsqu’il s’agit d’utiliser le droit occidental, puis le droit international, pour faire valoir ses intérêts en mer de Chine orientale, a proposé aux Philippines de leur louer plusieurs avions de type TC-90, pour doubler le rayon de leurs capacités d’action en matière de patrouilles aériennes dans les Spratleys.

En juin dernier, Tokyo a également envoyé un avion patrouilleur jusqu’aux limites de Reed Bank, au nord de l’archipel disputé. Le tout après avoir engagé un sensible processus de modification de sa loi pacifiste, héritage de la capitulation de 1945, pour permettre à ses troupes d’intervenir à l’étranger. Et avant de convenir, avec le Vietnam en novembre dernier, d’organiser un premier exercice naval conjoint dont nous observons désormais la concrétisation.

De leur côté, « les Philippines appuient l’effort de défense japonais », écrivait il y a quelques mois Edouard Pflimlin, journaliste et chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS). Et de citer Narushige Michishita, du National Graduate Institute for Policy Studies de Tokyo, qui avait déclaré un peu plus tôt qu’il était probable de voir le Japon « faire de la surveillance conjointe et de la reconnaissance dans la mer de Chine du Sud dans les années à venir ». Un fait désormais quasiment acté à travers ces exercices.

Par Igor Gauquelin

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A propos de l'auteur
Journaliste et responsable d'édition multimédia pour le site internet de Radio France internationale, en charge de la rubrique Chine maritime et navale à Asialyst.