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Entretien

Indonésie : le terrorisme islamique sous un "plafond de verre" ?

manifestation à Jakarta contre le terrorisme le 15 janvier 2016
Au lendemain de l'attaque du Starbucks revendiquée par Daech, manifestation à Jakarta contre le terrorisme le 15 janvier 2016. (Crédit : Dasril Roszandi / NurPhoto / via AFP)
Le 14 janvier dernier, une violente attaque terroriste dans un starbucks du centre-ville à Jakarta causait la mort de 8 personnes, dont 4 civils et 4 terroristes, et en blessaient au moins 25 autres. L’un des cerveaux présumés s’appelle Bahrun Naim, suspecté d’appartenir au réseau Daech qui a revendiqué l’attentat. Selon la police indonésienne, il serait actuellement à Raqqa, la « capitale » de l’Etat Islamique en Syrie. Plus de 200 militants indonésiens de Daech seraient rentrés au pays après avoir été formés dans des camps d’entraînement.

Comment comprendre cette attaque ? L’Indonésie va-t-elle rebasculer dans la période tragique marqués par les attentats de la Jemaah Islamiyah au Ritz Carlton et au JW Marriot de Jakarta en 2009 ? Pour le chercheur Rémy Madinier, au contraire, l’islam radical violent n’est plus en expansion dans le pays, mais se heurte désormais à un « plafond de verre ».

Entretien

Rémy Madinier est diplômé de Sciences Po, agrégé d’histoire, docteur en histoire, codirecteur de l’Institut d’études de l’Islam et des sociétés du monde musulman (IISMM), chercheur au CNRS, spécialiste de l’Indonésie où il a été en poste durant plusieurs années.

Il a publié de nombreux articles et plusieurs ouvrages sur l’histoire contemporaine de ce pays, en particulier sur la tentation radicale de l’Islam, sur l’histoire du catholicisme à Java-Central et sur les rapports islamo-chrétiens dans le monde malais. La thèse de doctorat à l’origine de cet ouvrage a été récompensée par le prix de l’Institut d’études de l’Islam et des sociétés du monde musulman (IISMM).

Rémy Madinier, chercheur spécialiste de l'Indonésie.
Rémy Madinier, chercheur spécialiste de l'Indonésie. (Source : La Croix)
Comment analysez-vous l’attaque terroriste du 14 janvier dernier à Jakarta ?
Il existe plusieurs manières de voir. Il pourrait s’agir d’une réponse à une vague d’arrestations qui a eu lieu autour du 20 décembre et qui a démantelé des cellules terroristes qui préparaient des attentats pour Noël ou la fin de l’année 2015. Il n’est pas impossible que les terroristes passés à l’action le 14 janvier soient la queue de comète de ce vaste attentat qui a été déjoué. Il est clair en tout cas qu’ils ont pris pour modèle les attentats de Paris. J’ai remarqué une relative inorganisation au cours de l’attaque du Starbucks qui aurait pu être bien plus sanglante. D’un point de vue purement opérationnel s’entend, ces terroristes ont été assez peu efficaces vu leur nombre et leur manière de procéder.

Sur le long terme, l’Indonésie est depuis la fin des années 1990 la cible de réseaux islamistes qui ont suivi le retour des mujahidin afghans comme la Jemaah Islamiyah, le pur produit de de cette décomposition. Il ne s’est pas passé un mois depuis ces années sans que des individus préparant des attentats ne soient arrêtés. L’attaque du Starbucks n’est pas un coup de tonnerre dans un ciel bleu. L’Indonésie est travaillée par un réseau djihadiste apocalyptique qui espère créer une sorte de chaos originel figurant la fin du monde, pour créer un autre monde à leur désir.

Veulent-ils créer un califat ?
Le thème de califat existe mais n’est jamais prégnant en Indonésie. La Jemaah Islamiyah avait inscrit son combat dans le désir de fonder un Etat islamique d’Asie du sud-est rassemblant l’Indonésie, le sud de la Thaïlande et le sud des Philippines. Une dimension plus régionale que mondiale, en somme. Par ailleurs, si quelques groupes défendent l’idée d’un califat en Indonésie, c’est sur un mode plus quiétiste.
Que penser de la revendication de l’attaque du 14 janvier par l’Etat islamique ?
La revendication de l’EI est assez largement opportuniste. Elle ne signifie par forcément le ralliement durable à Daech d’organisations qui lui prexistaient et qui existeront encore après lui. Mais dans le contexte actuel, un lien avec le groupe Etat Islamique est valorisant au sein de la communauté de l’islam radical par son impact médiatique et la multiplication de l’effet de terreur. Cela permet d’inscrire dans un récit global ce qui s’est passé à Istanbul, Jakarta puis demain dans une autre ville du monde.

L’Indonésie n’est donc pas menacée par ces actions terroristes, mais s’inscrit plutôt dans un récit global qui porte en Occident. L’idée est de donner l’impression d’un monde occidental encerclé, attaqué de toute part. Cela reflète la partie la plus radicale de cette frange de l’islam militant qui se pense sous la menace mortel de l’Occident.

Peu après les attentats de novembre à Paris, un militant malaisien, Mahmud Ahmad a déclaré vouloir créer une faction de Daech en Asie du Sud-Est en unifiant les groupes extrémistes en Malaisie, aux Philippines et en Indonésie. Est-ce que les attaques du 14 janvier à Jakarta peuvent être liées à cette initiative ?
On est en train d’assister au niveau de l’EI au même processus qu’en Afghanistan. Au moment ou les Soviétiques ont quitté le pays, les mujahidin ont été formés pour opérer une dissémination du jihad afghan. On voit que Daech est en train de reculer en son coeur. En se mettant à dos tous les pays du monde, il va disparaître de son territoire d’origine. Il est donc très demandeur de groupes locaux d’accord pour reprendre son drapeau. Cette communauté islamique mondiale reste une illusion en Asie : les groupes extrémistes Gam à Aceh (Mouvement pour un Aceh Libre), MILF (Moro Islamic Liberation Front) aux Phlippines ou le Pulo (Organisation unifiée de libération de Pattani) dans le sud de la Thaïlande n’ont jamais coopéré.

Cependant, il est intéressant de noter le rôle assez central de la Malaisie dans cette radicalisation. C’est plus encore le symbole d’une schizophrénie d’un islam fier et militant, qui accuse les chrétiens de tous les mots et affirme vouloir s’insérer dans une communauté internationale.

Pourquoi dîtes-vous que l’Indonésie n’est pas menacée ?
Car la stabilité du pays n’est pas en jeu. L’Indonésie, contrairement à l’Egypte ou l’Algérie, a su éviter par la démocratie le face-à-face mortifère qui oblige chacun à choisir son camp entre un régime corrompu autoritaire et une mouvance islamique violente. L’Indonésie a abrité le plus grand parti musulman du monde, interdit pour avoir défendu la démocratie au moment où Soekarno a instauré une « démocratie dirigée », un fascisme à l’indonésienne. Aujourd’hui, il existe dans le pays 5 grands partis se réclamant de l’islam. Ils offrent image de la diversité des modes de pensée dans l’islam politique, des plus ouverts au plus intransigeants, sachant que tous acceptent la démocratie. Les plus radicaux restent en dehors du jeu politique.

Le fait d’avoir accueilli des organisations islamiques dans les affaires publiques a désamorcé la vision manichéenne d’un islam univoque. Dans les années 2000, la situation de chaos provoquée par les conflits fonciers aspirés par la dichotomie confessionnelle dressant l’islam contre les autres dont les chrétiens, cela a cessé de fonctionner.

De quelle catégorie sociale sont issus les terroristes qui commettent des attentats à Jakarta ?
L’Indonésie se distingue de la France : la population radicalisée et tentée par ce jihadisme mortifère n’est pas issue de milieux marginaux. Ce ne sont pas des individus ayant raté leur vie et projetant dans le fantasme de la fin du monde une sortie de cette vie ratée. Les terroristes indonésiens sont davantage des personnes mieux insérées, issues des classes moyennes. Ils se sont formés très souvent en dehors des réseaux religieux traditionnels. Des légitimités de contournement se mettent en place, souvent liés à une logique d’opportunisme, d’ascension sociale. Cela dit, le poids des jihadistes reste très faible dans la société locale. On parle de quelques centaines sur l’ensemble de la population musulmane. Par rapport à la France, l’Indonésie est 40 à 50 fois moins touchée.

Par contre, les radicalisés indonésiens sont plus qu’en France liés à un discours ambiant. Depuis une vingtaine d’années, il se produit une banalisation du discours d’intolérance en Indonésie, à travers les écoles notamment. Autant, le pays est un modèle pour idéologie officielle inclusive et qui accepte 6 religions à égalité avec l’islam. Autant elle a encore certains progrès à faire : le complexe d’infériorité se transforme parfois en agressivité et nourrit des discours intolérants ; ce qui peut servir des organisations qu’on combat par ailleurs.

Peut-on dire que l’Indonésie est en voie de radicalisation ?
L’Indonésie est plutôt en voie de déradicalisation. Les autorités, surtout depuis l’élection de Jokowi, s’inquiètent du discours d’intolérance généralisé. C’est quand même seul pays avec une population à majorité musulmane où on peut exprimer des critiques sur l’islam sans être inquiété. Les universités islamiques abritent des gens extrêmement ouverts.
Y a-t-il un rapport avec le climat anti-chiite à Aceh ? Que se passe-t-il d’ailleurs exactement ?
Cette intolérance s’exprime avant tout à l’égard des minorités : les chiites et les fidèles de la version locale de l’islam qui s’éloigne de l’orthopraxie sunnite. A Aceh, c’est une machine infernale mise en place par le gouvernement au début des années 2000. Jakarta ne savait pas comment gérer l’islam à Aceh qui avait alors un rôle mineur, sans projet d’Etat islamique : le mouvement séparatiste était séculariste. Plutôt que de donner l’indépendance, il a donné la charia.

Alors c’est quelque chose qui a très bien fonctionné. Les gens d’Aceh se sont englués dans ces débats religieux avec une surenchère qui accapare toutes leur vie politique et sociale, et ils se sont contentés de l’autonomie donnée. L’opération a pu sembler réussie pour le gouvernement central. Mais au niveau de l’archipel entier, cela ne peut pas fonctionner ainsi partout. Certaines régions sont prêtes à recevoir plus d’islam. Le discours a été instrumentalisé par les partis séculiers comme les parti démocrates. Mais tout cela s’est finalement assez largement cantonné à de la rhétorique. Il y a eu très peu d’application de ces règlements favorables à la charia, très en vogue dans les discours entre 2004 et 2008.

Dans vos publications, vous parlez d’un « plafond de verre » pour l’islamisme radical en Indonésie. En quoi consiste-t-il ?
La première raison est qu’en Indonésie, toutes les alternatives sont possibles, grâce à l’éclatement des forces parlant au nom de l’islam. Les parti islamiques sont en effet éclatés entre la coalition soutenant le président Jokowi et l’opposition. Le grand parti du PKS, le Parti de la Justice et de la Prospérité, lié aux Frères musulmans, est devenu un parti indonésien comme un autre, à savoir corrompu. Ses dirigeants présentés comme des modèles de probité se sont fait attraper la main dans le sac à détourner des millions de dollars. Ce qui a relativisé l’argument selon lequel les partis islamiques étaient meilleurs que les autres.

Deuxième raison à ce plafond de verre : le développement économique a joué un rôle, qui rend plus difficile d’inscrire le mouvement islamique dans la vision d’un monde injuste en train de s’écrouler.

Quelle est l’attitude des organisations musulmanes face à l’Etat islamique ?
Il y a eu des condamnations très fermes, des mises en garde contre tous les candidats au départ pour le jihad. Les organisations musulmanes ont un discours très clair. Elles commencent aussi à comprendre que le discours ambiant mollement intolérant est quand même susceptible de constituer un terreau alimentant des gens plus faibles et pouvant être radicalisés.
Dans ce cas, pourquoi des Indonésiens se tournent-ils vers la logique suicidaire du terrorisme ? D’où vient le terreau ?
Aujourd’hui, ce sont des étudiants issus des classes moyennes favorisées. Ils sont sensibles à un discours d’islamisation projeté au niveau global sur une mondialisation décadente qui fait peur. Cette globalisation à qui l’on prête tous les torts, est armée de toutes les théories du complot. Ce qui conduit à un glissement vers un délire existentiel dans lequel l’individu peut penser avoir un rôle à jouer.
Propos recueillis par Joris Zylberman

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A propos de l'auteur
Joris Zylberman est directeur de la publication et rédacteur en chef d'Asialyst. Il est aussi chef adjoint du service international de RFI. Ancien correspondant à Pékin et Shanghai pour RFI et France 24 (2005-2013), il est co-auteur des Nouveaux Communistes chinois (avec Mathieu Duchâtel, Armand Colin, 2012) et co-réalisateur du documentaire “La Chine et nous : 50 ans de passion” (avec Olivier Horn, France 3, 2013).