Economie
Expert - Le Poids de l'Asie

 

Le paradoxe malaisien

Un manifestant malaisien durant un rassemblement contre le partenariat
Un manifestant malaisien durant un rassemblement contre le partenariat transpacifique (TPPA), la zone de libre-échange lancée par les Américains en Asie. Une manifestation en marge du sommet de l'ASEAN à Kuala Lumpur le 21 novembre 2015. (Crédit : ADEK BERRY / AFP)

Peuplée de 30 millions d’habitants, la Malaisie est après Singapour, l’économie la plus ouverte. Son commerce extérieur représente 130 % de son PIB, deux fois plus qu’au Vietnam ou en Thaïlande. Elle a attiré de nombreuses entreprises étrangères – le stock d’investissements étrangers par habitant est le plus élevé après Singapour. Disposant d’un revenu par habitant (parité de pouvoir d’achat) situé entre le Mexique et la Hongrie, la Malaisie a été un gagnant de la globalisation.

Or, paradoxalement, moins de quatre Malaisiens sur dix approuvent l’adhésion de leur pays à la zone de libre-échange lancée par les Américains en Asie, le Partenariat transpacifique (TPP), alors que neuf Vietnamiens sur dix applaudissent l’accord. Les Malaisiens d’origine chinoise y sont favorables et ceux d’origine malaisienne, « les enfants de la terre » (Bumiputeras), redoutent ses conséquences sur le pacte qui, depuis 1970, fonde cette société pluri-ethnique.

Détricoter la « Nouvelle Economie Politique »

Avant l’arrivée des Britanniques qui ont géré la péninsule pendant plus d’un siècle, des communautés commerçantes chinoises (les « Peranakan ») et indiennes étaient présentes dans les ports de la péninsule. Pour la mise en valeur de ce territoire peuplé de moins de 500 mille habitants vers 1850, l’administration britannique a encouragé l’immigration massive de coolies chinois pour la construction et de Tamouls pour les plantations. A l’indépendance en 1958, cantonnés dans l’agriculture vivrière et tout juste majoritaires dans leur pays, la fortune privée des Malaisiens représentaient 1,5 % des richesses du pays, loin derrière les Chinois (22 %) et les étrangers (60 %), et la plupart des Indiens vivaient en dessous du seuil de pauvreté. Dix ans plus tard, l’éruption de violences entre les communautés (13 Mai 1969) a convaincu le gouvernement d’abandonner le laissez-faire pour adopter une politique interventionniste de discrimination positive.

L’ambition de la Nouvelle Economie Politique (NEP) était de mettre un terme à l’identification entre ethnicité et activité professionnelle et de modifier la répartition des richesses au bénéfice des Bumiputeras. Au nom de cette politique, l’Etat a multiplié les entreprises d’Etat tout en exigeant des entreprises privées d’une certaine taille – hors zones franches – qu’elles s’associent avec un partenaire malaisien. Les entrepreneurs bumiputeras ont bénéficié de nombreux avantages et les jeunes de plus de facilités pour entrer à l’université. Cette politique qui devait s’achever en 2000 a été reconduite. Elle a réduit les écarts entre les différentes communautés et contribué à l’émergence d’une classe moyenne bumiputera, tout en creusant les inégalités au sein de cette communauté entre ceux qui ont le plus bénéficié de ces avantages et les autres.

L’ouverture des marchés publics

Les avantages concédés aux bumiputeras sont remis en cause par le TPP qui, comme le TAFTA en négociation avec l’Europe, n’est pas seulement un accord commercial. Il incorpore en effet des dispositions « au-delà des frontières » et des chapitres sur l’environnement, l’arbitrage des conflits entre investisseurs et pays hôtes, le droit de propriété intellectuelle. Les chapitres relatifs à l’organisation des marchés publics et aux entreprises d’Etat sont les plus discutés en Malaisie.

Les marchés publics (achats de biens et de services par l’Etat) d’un montant inférieur 315 millions de ringgits (63 millions d’euros) sont réservés aux entreprises bumiputeras. Le TPP prévoit de ramener ce plafond à 70 millions de ringgits. Au-dessus, les marchés seront ouverts à la concurrence et toutes les entreprises – malaisiennes ou originaires des pays adhérents au TPP – seront autorisées à répondre aux appels d’offres. Les entreprises bumiputeras perdront également leur exclusivité dans les contrats proposés par les sociétés contrôlées par la holding public Kazannah. Quant à Petronas qui occupe une position de monopole sur les activités pétrolières, elle ouvrira à la concurrence une douzaine d’activités qui représentent 10 % de son chiffre d’affaire. Prévues pour se mettre en place huit ans après la ratification de l’accord, ces mesures répondent aux attentes de ceux qui dénoncent l’opacité des contrats entre le secteur public et les sociétés « bumi ». Ils critiquent moins les réformes que le fait qu’elles soient imposées par un accord perçu comme l’imposition d’un ordre libéral à une économie qui demeure très régulée.

Le TPP remettra en cause la politique pro-entreprises des autorités malaisiennes, qui impose des restrictions aux libertés syndicales et au droit de grève. Cela affectera davantage les plantations qui emploient près de 500 000 travailleurs pour la plupart immigrés – parfois clandestins – que l’industrie électronique dominée par les entreprises étrangères (souvent américaines) qui ont créées des syndicats (maison). Le TPP demande à l’Etat malaisien de se montrer plus exigeant sur les trafics humains – la Malaisie est l’un des pays pointés du doigt par les rapports annuels du Département d’Etat sur ce sujet. Si le dernier rapport ne l’avait pas opportunément surclassé (de « Tiers 3 » à « Tiers 2 »), elle n’aurait pas été autorisée à signer le TPP.

Enfin, le TPP ouvrira davantage l’économie à la concurrence. Dominé par des entrepreneurs chinois, le secteur privé manufacturier a été ouvert à la concurrence internationale dans les années 1980 et la Fédération Manufacturière malaisienne soutient l’adhésion au TPP. Par contre, les entrepreneurs bumiputras plus présents dans les services, redoutent l’ouverture. Alors que le secteur manufacturier attire moins les investisseurs étrangers (dans l’électronique, la Malaise est talonnée par le Vietnam), les services pourraient attirer les entreprises étrangères dans les activités juridiques, la distribution, le tourisme et le transport.
Lorsque le gouvernement a adopté la NEP, les deux tiers du capital du pays appartenaient aux capitaux étrangers, un pourcentage ramené à 27 % vers 1995 qui est remonté à 39% en 2008 (selon le 10ème plan) et a plus aujourd’hui. De nombreuses personnalités malaisiennes, à commencer par l’ancien Premier ministre Mahatir qui avait mis en place la NEP, jugent que le TPP détruira ce que la NEP avait construit.

Le TPP et l’intensification des échanges avec les Etats-Unis

Paradoxalement, c’est un Premier ministre issu de l’United Malaysian National Organisation (UMNO) représentant les intérêts malaisiens dans la coalition au pouvoir, qui a engagé le pays dans les négociations du TPP en 2010. Najib Razak a ainsi accepté ce que le précédent gouvernement avait refusé. En effet, les dispositions les plus critiquées du TPP (marchés publics, services, législation du travail) figuraient dans l’accord de libre-échange entre la Malaise et les Etats-Unis qui a été abandonné après huit rounds de négociations entre 2006 et 2008.

La constitution malaisienne n’oblige pas le gouvernement à demander au Parlement de débattre du TPP. Mais il va s’y résoudre car, jamais un projet d’accord n’avait suscité autant de débats en Malaisie. Et il s’y résoudra car ce débat est sans risque. En effet si le TPP divise l’UMNO, il divise également l’opposition. Il est violemment critiqué par le PAS, parti islamiste d’opposition (au pouvoir dans l’Etat du Trengganu) opposé à toute ingérence étrangère. Il est par contre soutenu par une fraction du DAP (parti d’opposition) au pouvoir dans les Etats les plus industrialisés (Selangor et Penang) qui devraient bénéficier des retombées de ce traité.

Eclaboussé par un scandale financier (« 1MDB ») et critiqué par une grande partie de l’opinion, le Premier ministre attend du TPP une accélération des investissements étrangers et des exportations pour rendre la croissance plus rapide et permettre de se rapprocher de l’objectif 2020 : l’entrée dans le club des économies avancées. Si le TPP peut susciter plus d’investissements étrangers, son impact sur les exportations reste incertain. La Malaisie est déjà liée par des accords de libre-échange à plusieurs pays adhérents au TPP et exception faite des Etats-Unis, les autres (Canada, Mexique, Pérou et Chili) ne représentent pas des débouchés importants. Quant aux exportations vers le marché américain (ramenées à moins de 10 % des exportations de la Malaisie), elles relèvent beaucoup de transactions intra-firmes. Aussi le TPP n’est-il pas une assurance pour leur évolution à venir. Par contre, si la Malaisie n’avait pas adhéré au TPP, son industrie électronique – un tiers des exportations – risquerait d’être plus vite marginalisée par l’industrie vietnamienne qui a le vent en poupe.

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A propos de l'auteur
Jean-Raphaël Chaponnière est membre du groupe Asie21 (Futuribles) et chercheur associé à Asia Centre. Il a été économiste à l’Agence Française de Développement, conseiller économique auprès de l’ambassade de France en Corée et en Turquie, et ingénieur de recherche au CNRS pendant 25 ans. Il a publié avec Marc Lautier : "Economie de l'Asie du Sud-Est, au carrefour de la mondialisation" (Bréal, 2018) et "Les économies émergentes d’Asie, entre Etat et marché" (Armand Colin, 270 pages, 2014).
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