Culture
Expert - Livres oubliés sur l’Asie

Cambodge : "Le Ministère de la vérité"

Les jeunes soldats khmers rouges sur leurs véhicules blindés made in USA, entrent dans Phnom Penh le 17 avril 1975, jour où le Cambodge passe sous le contrôle des forces de Pol Pot après un siège de trois mois et demi. (Crédit : SJOBERG / SCANPIX SWEDEN / AFP)
Les jeunes soldats khmers rouges sur leurs véhicules blindés made in USA, entrent dans Phnom Penh le 17 avril 1975, jour où le Cambodge passe sous le contrôle des forces de Pol Pot après un siège de trois mois et demi. (Crédit : SJOBERG / SCANPIX SWEDEN / AFP)
Pour le dire sobrement, voici une façon plutôt franche de débuter notre chronique littéraire sur ces ouvrages oubliés à propos de l’Asie. Jacques Bekaert revient pour nous sur le livre sans concession – c’est un euphémisme – de Jean-Noël Darde : Le Ministère de la Vérité. Histoire d’un génocide dans le Journal l’Humanité, publié au Seuil en 1984. En ligne de mire, le traitement par le quotidien communiste de la période des Khmers rouges au Cambodge. Rappelons que d’autres grands journaux sans rapport avec le PC français, comme Le Monde, sont pour ainsi dire tombés dans le panneau de la « libération de Phnom Penh » par les Khmers rouges, un certain 17 avril 1975.
Le 18 Avril 1975, le quotidien L’Humanité commence ainsi un long article consacré à l’entrée des Khmers rouges dans Phnom Penh :
« A bord d’un camion, un officier désarmé sourit, interpelle les passants : le drapeau blanc, cela signifie le cessez-le-feu, dit-il. »
Qui a écrit ces lignes? Qui est ce correspondant anonyme?

En fait, il n’existe pas. L’article, qui décrit non seulement les réactions dans la capitale du Cambodge, mais aussi à Washington et ailleurs, a été rédigé à Paris. Les sources : des dépêches d’agences (Kyodo, AP) et l’imagination du journaliste sur place… dans la ville lumière.

Le quotidien français soutient les Khmers rouges (ainsi baptisés par le prince Norodom Sihanouk), comme le Parti Communiste Français soutient les Vietnamiens du Nord, ceux du Vietcong, et le Pathet Lao. Le PCF n’est bien sûr pas seul ; une bonne partie de la gauche européenne, américaine et asiatique soutient ces « libérateurs ».

L’évacuation des villes ? L’Humanité se basant sur des agences étrangères, surtout la russe Tass et la yougoslave Tanjung, confirme puis dément ces évacuations massives, censées mettre les populations urbaines à l’abri d’hypothétiques bombardements américains.

A partir de 1976, le journal du PCF dénonce « la campagne d’intoxication » de la presse capitaliste, qui commence à faire échos aux déclarations des milliers de réfugiés qui affluent à la frontière thaïlandaise ; et de citer quelques dizaines de Cambodgiens, étudiants à Paris. Ces jeunes idéalistes ont décidé de rentrer au pays, qu’ils ont quitté depuis des années. Beaucoup seront emprisonnés – et parfois exécutés – dès leur arrivée à l’aéroport de Pochentong.

Fier de son soutien au Kampuchea Démocratique, le journal demande – en vain – des visas pour le nouveau « Cambodge révolutionnaire ». L’un de ses journalistes, Jean-Emile Vidal, spécialiste de l’Asie, auteur d’un petit ouvrage à la gloire de la Corée du Nord, finit tout de même par écrire, le 10 juin 1976, qu’il « est dommage (de ne pas recevoir de visa) et de rester impuissant à combattre les propagandes hostiles » de la presse capitaliste. George Marchais, le secrétaire général du PCF, s’en prend lui à « la campagne anticommuniste déchaînée » à propos du Cambodge, et qui vise « en réalité le Parti communiste français lui-même ». Enfin, André Wursmer, le célèbre billettiste du journal, va jusqu’a comparer les Khmers rouges du Cambodge aux « Khmers rouges de Rol-Tanguy » qui avec les colonnes de Leclerc ont libéré Paris.

Le PCF continue à chanter les louanges de l’union sacrée entre les partis des trois pays de la péninsule indochinoise. Assistant au IVème congres du PC vietnamien en décembre 1976, l’envoyé spécial du journal, Gaston Plissonnier, est ainsi le seul à « ne pas noter l’absence des représentants cambodgiens. »

Mais il devient de plus en plus difficile d’ignorer les tensions croissantes entre le Vietnam et les Khmers rouges, et pire encore, de ne pas faire au moins allusion à ces « terribles massacres » commis par Pol Pot et ses camarades, dont parlent avec insistances les réfugiés.

Alors, il est temps pour L’Humanité de faire volte-face. Mais comment ? Très simple : en donnant la parole à « Claude R. », un lecteur de Vitry. Ainsi, le 5 septembre 1977, Jean-Emile Vidal répond aux inquiétudes de ce mystérieux Claude R. qui s’inquiète en ces termes : « Que se passe-t-il réellement au Cambodge ? » Et Vidal de constater que « la coupure est pratiquement totale entre Phnom Penh et le monde extérieur. » Mais, ainsi que le note Jean-Noël Darde, dans son livre Le Ministère de la vérité, toujours rien sur le conflit ouvert entre Hanoi et le Kampuchea Démocratique.

*Or, le correspondant de l’agence Tass, qui fut un des premiers à entrer dans Phnom Penh le 8 janvier 1979 m’avait expliqué que lesdits « Cambodgiens » étaient en fait tous des bo doi (soldats) vietnamiens déguisés.
Le 2 janvier 1978, L’Humanité, à la suite de nombreux autres journaux dans le monde, évoque à son tour les attaques sanglantes des Khmers rouges contre le Vietnam. Et, finalement, le 25 février 1978, le journal donne crédit aux témoignages des « réfugiés qui dressent un tableau terrifiant » de ce qui se passe à l’intérieur du Cambodge. Et c’est en toute bonne conscience qu’il pourra bientôt célébrer à Noël en 1979 « la seconde libération de Phnom Penh ». Par les forces Vietnamiennes ? Non, par les « forces révolutionnaires » cambodgiennes*.

Le livre de Jean-Noël Darde sur ces évènements et leur traitement dans le journal l’Humanité reste un modèle ; et sa lecture est encore aujourd’hui très pertinente.

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Jacques Bekaert (1940-2020) fut basé en Thaïlande pendant une quarantaine d'années. Il est né le 11 mai 1940 à Bruges (Belgique), où sa mère fuyait l’invasion nazie. Comme journaliste, il a collaboré au "Quotidien de Paris" (1974-1978), et une fois en Asie, au "Monde", au Far Eastern Service de la BBC, au "Jane Defense Journal". Il a écrit de 1980 a 1992 pour le "Bangkok Post" un article hebdomadaire sur le Cambodge et le Vietnam. Comme diplomate, il a servi au Cambodge et en Thaïlande. Ses travaux photographiques ont été exposés à New York, Hanoi, Phnom Penh, Bruxelles et à Bangkok où il réside. Compositeur, il a aussi pendant longtemps écrit pour le Bangkok Post une chronique hebdomadaire sur le vin, d'abord sous son nom, ensuite sous le nom de Château d'O. Il était l'auteur du roman "Le Vieux Marx", paru chez l'Harmattan en 2015, et d'un recueil de nouvelles, "Lieux de Passage", paru chez Edilivre en 2018. Ses mémoires, en anglais, ont été publiées en 2020 aux États-Unis sous le titre "A Wonderful World".
[asl-front-abonnez-vous]