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Analyse

Thaïlande : la démocratie bâillonnée par les mots

Le journaliste thaïlandais Pravit Rojanaphruk devant une base militaire à Bangkok où il a été convoqué le 25 mai 2014. Plus récemment, le 14 septembre 2015, un autre journaliste thaï a été arrêté par la junte pour subir un “réajustement d’attitude”. (STR / AFP PHOTO)
Le journaliste thaïlandais Pravit Rojanaphruk devant une base militaire à Bangkok où il a été convoqué le 25 mai 2014. Le 14 septembre 2015, Pravit a de nouveau été arrêté par la junte pour subir un "réajustement d’attitude". (STR / AFP PHOTO)
Novlangue, discours mensongers, trahison des mots… La junte militaire qui a pris le pouvoir en Thaïlande depuis plus d’un an, maquille sa répression par des expressions faussées. Un classique orwellien de toutes les dictatures, auquel n’échappe pas le gouvernement autocratique du Premier ministre Prayuth Chan-ocha. En quoi consiste ce double langage et comment est-il apparu ? L’analyse d’Arnaud Dubus.
Dès après le coup d’Etat du 22 mai 2014 en Thaïlande, la junte qui s’était emparée du pouvoir avait marqué son souci du langage. Lors d’une conférence de presse, l’un des porte-paroles du nouveau régime, le colonel Weerachon Sukhondhapatipak, avait demandé aux journalistes étrangers de ne pas employer l’expression « coup d’Etat » pour parler du renversement du gouvernement élu de Yingluck Shinawatra, mais plutôt de « changement d’administration ».
Même le porte-parole du ministère des Affaires étrangères, assis à côté du colonel durant cette conférence de presse, avait semblé trouver la pilule un peu grosse à avaler.
Depuis, cette obsession de l’habillage linguistique des actes s’est manifestée presque quotidiennement. Au début de septembre, le général Prayuth Chan-ocha, chef de la junte et Premier ministre, a souhaité qu’il soit interdit d’utiliser l’expression thaï « khon rakya », que l’on pourrait traduire par « gens de la base » (l’équivalent anglais « grass roots » est plus proche du mot thaï). « C’est un terme qui crée des divisions au sein de la société », avait déclaré le bouillant officier en retraite, lequel avait proposé des expressions de remplacement comme « personnes à bas revenus » ou « personnes dotées d’un faible capital éducatif ».

« Séances de méditation » et « assistance humanitaire apportée aux voyageurs »

Plus récemment, un ancien ministre, ferme opposant à la junte, a reçu des visites répétées chez lui de militaires s’enquérant de manière intimidante de ses activités et prenant des photos de l’intérieur de son domicile. Interrogé par les journalistes à ce sujet, un autre porte-parole de la junte, le colonel Winthai Suwaree, a qualifié cette descente militaire de « visite de courtoisie pour s’assurer de la sécurité » de l’opposant en question. Une sollicitude qui paraîtra exemplaire à beaucoup de régimes, même les plus démocratiques.
On pourrait multiplier les exemples. Les périodes de détention au secret dans des camps militaires sont baptisées « séances de méditation » ou « séance de recalibrage d’attitude ». Le rejet vers la haute mer des navires transportant les réfugiés Rohingya, fuyant l’ouest de la Birmanie, devient dans la bouche des généraux une « assistance humanitaire apportée aux voyageurs ».
L’attentat du 17 août, qui a tué 20 personnes et blessé 130 autres dans un sanctuaire hindouiste du centre de Bangkok, a vu une prolifération d’exercices de haute voltige syntaxique. Le principal objectif a été dès le premier jour de nier que l’attentat soit un « acte terroriste international », malgré l’accumulation d’éléments suggérant une vengeance de militants ouïghours, vraisemblablement assistés par des professionnels extérieurs, après la déportation en juillet de 109 Ouïghours en Chine.

« Démocratie à 99% »

Ce qui n’est pas nommé, n’existe pas. Et ce qui se passe sous nos yeux, ce qui est subi dans leur chair par certaines personnes, comme les intimidations, les détentions et les infractions aux libertés, est travesti verbalement, tourné sens dessus dessous, pour reparaître sous la forme d’actes anodins, bienveillants, méritoires.
C’est ainsi que le régime autocratique du général Prayuth, lequel a fortement restreint la liberté d’expression et de rassemblement, est qualifié par lui-même de « démocratie à 99% ». L’astuce n’est pas nouvelle. Au début des années 1960, le dictateur Sarit Thanarath qualifiait déjà son régime implacable de « démocratie ».
La trahison par les mots est typique des régimes dictatoriaux qui ont beaucoup de choses à dissimuler tant leur règne est inacceptable s’il est jugé en fonction des actes. Il suffit de penser au régime khmer rouge au Cambodge, durant lequel les « invitations à rentrer au pays pour contribuer à la révolution » se traduisaient par des détentions dans des camps et les « séances de rééducation » par des exécutions sommaires.

Prayuth, dans son monde imaginaire

Comment expliquer cette floraison de double langage ? D’abord, la langue thaïe telle qu’elle est pratiquée dans un cadre public (média, discours…) favorise souvent le décalage entre les faits et leur description verbale. Un militant violent du mouvement séparatiste du Sud, où plus de 6 500 personnes ont été tuées lors d’incidents armés depuis 2004, sera appelé en thaï « une personne qui n’est pas tranquille » (pou mai sa-ngop). Le renversement de la monarchie absolue en 1932 devient, dans les livres d’histoire thaïlandais, le « changement de régime administratif ». Pudeur ou hypocrisie, le mot masque et déforme le fait qu’il exprime, comme l’apparence extérieure recouvre et cache la réalité intérieure.
Mais s’y ajoute, dans le cadre du régime autocratique thaïlandais actuel, une intention de défiguration. Les mots sont, en un sens, presque plus importants que les actes, car c’est souvent la façon dont les actes sont présentés au public, plus que ces actes en eux-mêmes, qui reste dans les mémoires. Et l’intention des auteurs des actes – les généraux et leurs sbires dans le cas présent – est clairement que ceux-ci soient remémorés, non pas pour ce qu’ils ont effectivement été, mais pour la façon dont ils ont été décrits par leurs auteurs.
En poussant ce raisonnement, on peut comprendre comment un homme comme le général Prayuth, entouré de flatteurs et de sycophantes, puisse progressivement devenir déconnecté de la réalité et vivre dans un monde qu’il s’est lui-même créé à force de dérapages verbaux et de tours de force sémantiques. Et chacun peut choisir de vivre dans ce monde imaginé, s’il y trouve son confort. Seules les personnes qui subissent la dure pointe de la répression insidieuse qui s’est partout étendue en Thaïlande savent la fausseté de ces jeux de mots.
« Qu’y-a-t-il dans un nom ? », demandait Shakespeare. Ce que nous nommons « chien », sous un autre nom, aboierait-il moins fort ?
Arnaud Dubus à Bangkok

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A propos de l'auteur
Durant trois décennies correspondant de la presse francophone puis diplomate en Thaïlande, Arnaud Dubus est décédé le 29 avril 2019. Asialyst lui rend hommage. Il couvrait l’actualité politique, économique et culturelle en Asie du Sud-Est pour plusieurs médias français dont Libération et Radio France Internationale et est l’auteur de plusieurs livres sur la région.