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Expert - Indonésie Plurielle

Indonésie et Malaisie en contentieux

Photographie des présidents indonésien et malaisien
Le président indonésien Joko Widodo (à gauche) et le Permier ministre malaisien Najib Razak (à droite) lors d’une rencontre dans le bureau du Premier ministre à Putrajaya, à l’extérieur de Kuala Lumpur, le 6 février 2015. (MOHD RASFAN / AFP)
Ambalat est le nom d’une zone d’exploration pétrolière située au large du nord-est de l’île de Bornéo et revendiquée par les deux pays.

Le mardi 23 juin, le ministère indonésien des Affaires étrangères annonce qu’il va envoyer une note de protestation à la Malaisie à propos de violations territoriales que celle-ci aurait commises dans le secteur d’Ambalat.

Cette annonce fait suite à celle du ministre de la Défense qui, quatre jours auparavant, avait annoncé que des avions et des navires de guerre étaient prêts à intervenir contre les forces malaisiennes qui pénétreraient en territoire indonésien. Cette dernière faisant elle-même suite à une déclaration du gouvernement indonésien du 15 juin qui affirmait que depuis le début de l’année, des navires de la marine malaisienne étaient par neuf fois entrés illégalement dans les eaux indonésiennes.

On le voit, les relations entre l’Indonésie et la Malaisie ne sont pas très apaisées ! Pour autant, le contentieux indonésiano-malaisien ne porte pas seulement sur des questions territoriales. Ainsi, la Malaisie se plaint des centaines de milliers d’Indonésiens illégaux sur son territoire. Et de son côté, l’Indonésie se plaint des mauvais traitements qu’infligent des patrons malaisiens à leurs domestiques indonésiens. De même, les Indonésiens accusent les Malaisiens de s’approprier diverses traditions culturelles.

En français, il a été décidé de garder le nom de « Malaisie » pour désigner ce nouvel ensemble. Martine Rousseau et Olivier Houdart, dans leur blog Langue sauce piquante semblent ignorer que c’est pour cette raison qu’il faut distinguer « Malais », qui désigne un groupe ethnique, de « Malaisien », qui est une nationalité dans laquelle on trouve d’autres populations, y compris des Chinois et des Indiens.

On peut dater ce contentieux de l’accession à l’indépendance en 1957 des colonies et protectorats britanniques de la péninsule de Malacca, pour former une « Federation of Malaya » (« Fédération de Malaisie »), puis de l’indépendance de Singapour et des colonies britanniques de Sabah et Sarawak dans le nord de Bornéo en 1963, et leur intégration dans cette fédération qui prend alors le néologisme de « Malaysia ».

Notre propos n’est pas de traiter des raisons de ce contentieux, mais de montrer une différence fondamentale entre les deux Etats. Le sous-titre d’un livre de Joseph Chinyong Liow, professeur de politique internationale comparée à la Nanyang Technological University de Singapour, The Politics of Indonesia-Malaysia Relations : One Kin, Two Nations (2005), nous rappelle qu’il s’agit de deux Etats-nations issus du partage entre deux puissances coloniales du monde malais, défini comme « les divers royaumes malais et leurs arrière-pays associés qui ont existé ou existent toujours le long des côtes de Bornéo, la côte est de Sumatra et sur la péninsule malaise ». (Geoffrey Benjamin, « On Being Tribal in the Malay World », in Geoffrey Benjamin & Cynthia, Communities in the Malay World: Historical, Cultural, and Social Perspectives (2003), p. 7).

Jusqu’au début du XIXème siècle, l’Indonésie partage en effet son histoire avec celle de la Malaisie voisine. En 1824, l’Angleterre et les Pays-Bas signent à Londres un traité dont le but est de mettre fin aux tensions entre les deux pays, qui entendent tous deux contrôler le commerce international en Asie du Sud-Est. Ce traité définit une ligne imaginaire qui passe au milieu du détroit de Malacca et au sud de Singapour et divise la région en deux : au nord de cette ligne se trouve la zone d’influence anglaise, au sud la hollandaise. Le monde malais se retrouve alors coupé en deux.

Le malais est plus qu’une langue. C’est plutôt un groupe de langues distinctes mais très proches, issues de la diffusion d’une langue originaire de Sumatra qui à partir sans doute du VIIIe siècle, se diffuse à travers l’archipel puis sur la péninsule, devenant une langue véhiculaire à travers laquelle des populations diverses peuvent communiquer entre elles.

Le XIXe siècle voit l’expansion des puissances européennes dans la région. L’Angleterre, qui possède désormais les établissements de Malacca, Penang et Singapour, impose progressivement son protectorat aux différents sultanats de la péninsule de Malacca ; à l’exception du royaume de Patani, qui reconnaît la suzeraineté du Siam (c’est-à-dire le sud de l’actuelle Thaïlande qui est malayophone et musulman). En 1900, l’expression « British Malaya », c’est-à-dire « Malaisie britannique », est définitivement établie pour désigner la partie de la péninsule qu’ils contrôlent et dont les habitants parlent malais. Les Pays-Bas, qui contrôlent déjà Java, une partie de Célèbes et les Moluques, imposent progressivement leur souveraineté au reste de l’archipel qui deviendra un jour l’Indonésie.

Ils appellent leur colonie, constituée de régions où l’on parle des langues différentes, dont le malais, « Nederlands-Indië », « Inde néerlandaise ». Cette appellation s’explique par le fait que les Européens considéraient traditionnellement comme un prolongement de l’Inde la région insulaire située entre l’Asie continentale et l’Australie, en raison de l’influence culturelle qu’ils y voyaient (Ooi Keat Gin, Southeast Asia: a historical encyclopaedia, from Angkor Wat to East Timor, Volume 2 (2004), p. 658).

Les nationalismes qui vont naître dans ces deux colonies pendant les années 1920 auront des conceptions radicalement différentes.

En Malaisie britannique, le nationalisme est un mouvement dont l’identité repose sur un groupe, les Malais, et une religion, l’islam. Avec l’indépendance, le terme « britannique » n’étant évidemment plus pertinent, le nom du pays devient simplement « Malaisie ». Le 1er paragraphe de l’article 3 de la constitution de la Malaisie stipule également que « [l]’islam est la religion de la Fédération ». Et le 1er paragraphe de l’article 153, que « [c]’est la responsabilité du Yang di-Pertuan Agong [chef de l’Etat, désigné par rotation parmi les neuf souverains des Etats princiers de la péninsule] de protéger la position spéciale des Malais et de tous les autochtones entre les Etats de Sabah et Sarawak et les intérêts légitimes des autres groupes ethniques selon les dispositions du présent Article ». (« Menjadi tanggungjawab Yang di-Pertuan Agong untuk melindungi kedudukan istimewa orang Melayu dan anak negeri mana-mana antara Negeri Sabah dan Sarawak dan kepentingan sah kaum-kaum lain mengikut peruntukan Perkara ini »).

Dans les Indes néerlandaises, c’est au nom de populations de langues, cultures et religions diverses, parmi lesquelles les Malais, que des jeunes gens décident d’œuvrer pour un pays et une nation qu’ils appellent « Indonésie ». Ce nom est un néologisme créé en 1850 par des Britanniques pour désigner l’archipel. Le 1er paragraphe de l’article 27 de la constitution indonésienne stipule ainsi que : « Tous les citoyens ont une position égale dans le droit et l’administration et ont l’obligation de respecter ce droit et cette administration sans exception ». (« Segala warga negara bersamaan kedudukannya di dalam hukum dan pemerintahan dan wajib menjunjung hukum dan pemerintahan itu dengan tidak ada kecualinya. »). Egalement, le 1er paragraphe de l’article 29, qui affirme que : « [l]’Etat a comme fondement le principe d’un Dieu unique suprême ». (« Negara berdasar atas Ketuhanan Yang Maha Esa »). Il n’y a bien aucune référence à l’islam dans la constitution indonésienne.

L’Indonésie et la Malaisie sont donc issues d’un partage colonial du même monde culturel. Elles sont pourtant fondées sur deux conceptions opposées de la nation et de la citoyenneté. L’Indonésie a fait le choix d’une « position égale » de tous les citoyens, alors que la Malaisie a voulu une nation dans laquelle les autochtones ont une « position spéciale ». L’avenir dira laquelle des deux conceptions est la plus viable.

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A propos de l'auteur
Anda Djoehana Wiradikarta est enseignant et chercheur en management interculturel au sein de l’équipe « Gestion et Société ». Depuis 2003, son terrain de recherche est l’Indonésie. Ingénieur de formation, il a auparavant travaillé 23 ans en entreprise, dont 6 ans expatrié par le groupe pétrolier français Total et 5 ans dans le groupe indonésien Medco.
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